Portrait d’une jeunesse orpheline de la politique

 

Dans son documentaire réalisé avec des lycéens d'Ivry-sur-Seine, Jean-Gabriel Périot montre l'absence de transmission des luttes passées

Jean-Gabriel Périot s'est fait connaître avec ses courts-métrages issus de montages d'archives, aiguisant le regard sur l'histoire contemporaine - Eût-elle été criminelle… (2006) à propos des femmes tondues à la Libération, The Devil (2012) sur les Black Panthers... - avant de réaliser ses premiers longs - Une jeunesse allemande (2015), documentaire retraçant le parcours de la Fraction armée rouge à partir  d'archives sonores et visuelles, puis Lumières d’été, fiction qui met en scène un réalisateur japonais arrivant à Hiroshima pour interviewer les survivants à la bombe atomique.

Nos défaites, son troisième long-métrage, a été fabriqué en 2018 avec des élèves du lycée Romain-Rolland, à Ivry-sur-Seine (en classe de 1ere, spécialité cinéma), dans le Val-de-Marne, à l'initiative du directeur du cinéma municipal Le Luxy, Jean-Jacques Ruttner. Il faut prendre le temps de présenter le dispositif de ce film, minimaliste et inventif, qui donne toute sa profondeur aux adolescents, dont on aurait tort de moquer un peu vite l'inculture politique. Dans un noir et blanc soyeux, ces lycéens rejouent des scènes de films-cultes tournés avant ou après Mai 68 - La Chinoise (1967), de Jean-Luc Godard, Camarades (1969), de Marin Karmitz - où il est question de lutte et d'émancipation, pendant que d'autres élèves tiennent la caméra ou s'occupent du son.

Une fois la scène tournée, le film bascule dans la couleur et revient au réel : le réalisateur s'entretient avec le jeune comédien, filmé en plan fixe, et lui pose une question en rapport avec l'extrait du film, sur le syndicalisme, l'engagement politique... Sa réponse et celles de ses camarades mettent mal à l'aise : la plupart d'entre eux cherchent leurs mots, n'ont pas les idées claires sur le rôle de la politique, semblent inquiets à l'idée de faire grève, « car on peut perdre son emploi ». Au bout de plusieurs entretiens, on sauterait presque de joie lorsque l'un d'eux évoque le code du travail... On n'oubliera pas cette lycéenne merveilleuse, capable d'incarner avec ce ton de la Nouvelle Vague une ouvrière refusant de retourner à l'usine - dans La Reprise du travail aux usines Wonder (1968), de Pierre Bonneau, Liane Estiez-Willemont et Jacques Willemont -, mais avouant ensuite, avec franchise, qu'elle n'a aucune idée de ce qu'est un syndicat.

Constat troublant

Nos défaites fait le constat, troublant, d'un héritage politique qui n'a pas été transmis, ni par l'école ni par la famille. C'est aussi un film de langage, bouleversant, captant le vocabulaire et le visage adolescents en pleine mue - l'expression « du coup » est utilisée à tout bout de champ, telle une béquille raccrochant des bouts de phrase. Mais jamais le cinéaste n'accable ses jeunes personnages, Swann, Natasha, Ghais, Jackson, Julie, Rosalie, Alaa, Marine, Floricia et Martin. On croit le film achevé, mais Périot relance son protocole en faisant un choix formel des plus sobres et puissants. Le réalisateur reprend en effet son tournage en décembre 2018, alors que les lycéens d'Ivry se sont mobilisés en soutien à d'autres camarades, accusés d'avoir tagué « Macron démission » sur la façade de l'établissement - plusieurs d'entre eux avaient été mis en garde à vue. Dans le froid de l'hiver, le cinéaste filme de nouveau le petit groupe, partageant cette fois-ci son expérience du « blocus » du lycée.

Jean-Gabriel Périot confirme qu'il est un genre bien à part de cinéaste engagé : il ne dira jamais qu'un film, en soi, peut changer l'état monde. Une œuvre peut à la rigueur amener des spectateurs à modifier leur regard, mais rien, dit-il, ne remplace la mobilisation politique. Il livre cette phrase a méditer : « Nous ne sommes pas faits du bois de nos victoires mais de celui de nos combats. » Moins pessimiste qu'il n'y paraît, Nos défaites éclaire les jeunes visages dans la banlieue sud et mélangée de la capitale. Et cette traversée diurne en milieu scolarisé trace comme un trait d'union avec L'Époque, de Mathieu Bareyre (2018), son pendant nocturne, oÈ le réalisateur suivait la jeunesse qui ne dort pas, de Paris à la Seine-Saint-Denis.

 

Clarisse Fabre
Le Monde
9 octobre 2019